Le 27 avril, la plateforme électorale Lamuka a entamé sa mutation en regroupement politique. Une nouvelle page qui redéfinit également la stratégie de cette coalition qui a porté la candidature de Martin Fayulu à la présidentielle du 30 décembre 2018.
Ils ont attendu 166 jours pour franchir le cap. Plus de cinq mois après la signature de leur « accord de coalition », le 12 novembre 2018 à Genève, les opposants Jean-Pierre Bemba, Martin Fayulu, Moïse Katumbi, Freddy Matungulu et Adolphe Muzito, rejoints depuis par Antipas Mbusa Nyamwisi, ont décidé, le 27 avril à Bruxelles, de transformer leur alliance électorale en une « plateforme politique ».
Démembrée très rapidement de deux de ses co-fondateurs, Félix Tshisekedi, aujourd’hui président de la République, et Vital Kamerhe, son directeur de cabinet, cette coalition Lamuka s’était en effet constituée à l’origine pour présenter une candidature commune de l’opposition à la présidentielle en République démocratique du Congo. Le choix était alors porté sur Martin Fayulu à l’issue d’un processus de vote entre les membres de la plateforme, sous la facilitation de la Fondation Kofi Annan.
À l’issue du scrutin organisé le 30 décembre, Martin Fayulu est officiellement arrivé deuxième. Mais c’est pourtant lui qui aurait gagné haut la main la présidentielle, selon une fuite de données de la Commission électorale nationale indépendante (Ceni) et les résultats compilés par les observateurs de l’Église catholique sur place. Depuis, l’homme ne cesse de réclamer sa victoire, revendiquant même le statut du « président élu ».
La « vérité des urnes », jusqu’à quand ?
Au sein de Lamuka les lignes commencent pourtant à bouger. Mais pas forcément dans le sens du combat cher à Martin Fayulu, celui de la « vérité des urnes ». D’autant que beaucoup avouent désormais que c’est quasiment une bataille perdue. L’heure serait-elle venue de passer à autre chose ?
Premier lésé dans l’affaire, Martin Fayulu ne se montre guère pressé à changer le fusil d’épaule. Il a tout de même passé son siège de député national à son suppléant et ne demande pas aux élus de sa plateforme de boycotter les institutions. Au contraire. Mais devant la foule qui est venue l’écouter lors de son meeting du 28 avril, place Sainte-Thérèse, à Kinshasa, l’opposant a appelé Félix Tshisekedi à la démission.
Par la ferveur populaire qu’il parvient à maintenir autour de sa personne, Martin Fayulu démontre aussi que Kinshasa n’est plus un fief indiscutable de l’Union pour la démocratie et le progrès social (UDPS), désormais parti présidentiel. Ce qui était incontestable à l’époque d’Étienne Tshisekedi, père défunt de l’actuel président et opposant historique, ne l’est plus : la capitale n’est plus totalement acquise à l’UDPS ; elle est divisée.
En filigrane, le message est également destiné au camp d’en face. Le président Félix Tshisekedi et son prédécesseur Joseph Kabila, à travers leurs plateformes politiques qui s’organisent en une coalition, « peuvent ainsi constater la détermination du peuple et revenir à la raison », espère encore un très proche collaborateur de Martin Fayulu. Mais, en réalité, lorsqu’on continue à gratter pour bien appréhender la démarche, il en résulte qu’il ne s’agit plus ici d’exiger un recomptage des voix pour obtenir la « vérité des urnes ». Il est plutôt question de « rechercher des mécanismes de correction », nous souffle-t-on dans l’entourage de Martin Fayulu.
De la « vérité des urnes » aux réformes profondes
Après les irrégularités qui ont entaché le processus électoral en 2006, 2011 et 2018-2019, il serait temps d’envisager des « réformes essentielles à opérer de sorte que les prochaines élections soient différentes » des expériences précédentes. Pour Lamuka, ces chantiers doivent concerner non seulement la Ceni, mais aussi le pouvoir judiciaire, les services de sécurité et les institutions en charge des droits humains en vue d’une « gouvernance intègre ».
Contrairement aux apparences – appel à la démission du président de la République, combat pour la « vérité des urnes », statut du « président élu » -, les questions liées à la réforme du système électoral en RDC constitueraient aujourd’hui « la préoccupation essentielle » de Martin Fayulu. Et « il a un rôle essentiel à jouer dans la stabilité et l’intégrité des institutions de la République », rappelle-t-on dans ses rangs. Ses proches confient qu’il est en train de pousser pour négocier la direction d’une commission qui serait en charge des réformes des institutions démocratiques en vue des élections plus crédibles en RDC.
On retrouve même les traces de ce subtil virage de Lamuka dans les textes fondateurs de la plateforme politique. Parmi les « axes principaux » de son programme politique émerge en effet la nécessité de mobiliser le peuple pour une « alternance démocratique et politique, reflétant la vérité du choix des électeurs ». Il va s’en dire que ce vœu s’inscrit pour l’avenir.
Vers un dialogue FCC/Cach – Lamuka
Pour y arriver, il faudra recréer un cadre de dialogue entre les principaux protagonistes. Pour l’instant, aucun camp ne s’estime demandeur de ces nouveaux pourparlers que seul le contexte politique actuel pourrait finalement l’imposer. Personne ne l’exclut. Mais, au sein du Front commun pour le Congo (FCC), largement majoritaire au Parlement à l’issue des élections controversées, une telle issue n’est pas forcément vue d’un bon œil. Elle pourrait remettre en cause sa domination sur les institutions.
En attendant, à la Cité de l’OUA, Félix Tshisekedi est tiraillé de toutes parts. D’un côté, Joseph Kabila et son FCC qui lui mettent la pression, de l’autre, la population et une partie de l’UDPS qui attendent impatiemment des signaux de rupture avec l’ancien régime. Sans compter des partenaires extérieurs, à l’instar des États-Unis d’Amérique, qui lui promettent soutien en échange de certaines garanties d’indépendance notamment vis-à-vis de son prédécesseur. Et un peu plus loin observe alors une opposition qui s’organise au sein de Lamuka.
En interne, au sein de cette coalition de l’opposition, trois branches se dessinent. On distingue le bloc Katumbi qui prône une opposition républicaine face à Félix Tshisekedi, consistant à ne plus systématiquement rejeter toutes les actions du nouveau chef de l’État. Antipas Mbusa Nyamwisi y adhère. En retour, Moïse Katumbi, contraint à l’exil depuis près de trois ans, voudrait rentrer rapidement en RDC. Il faudrait pour cela que les charges contre lui soient abandonnées et que des garanties sécuritaires lui soient assurées. C’est pourquoi la plateforme Ensemble pour le changement, son regroupement politique, n’a pas hésité à « saluer » les récentes décisions de la justice qui ont innocenté leur champion, sans une quelconque interférence, selon elle, du nouveau président de la République. Mbusa Nyamwisi, lui, dit vouloir la fin des tueries à Beni et est disposé à aider Félix Tshisekedi dans la pacification du Grand Nord. Là aussi, il y a un préalable : il attend du nouveau président de mettre fin à l’affairisme dans la région de certains officiers de l’armée, encore très puissants à Kinshasa. L’une des causes de la persistance des massacres à Beni.
Moins souples et beaucoup plus durs, les blocs Bemba et Fayulu planchent plutôt en faveur d’une une opposition plus radicale. Même s’ils ne sont pas forcément sur une même longueur d’ondes en ce qui concerne par exemple l’organisation interne de Lamuka. Lors de la réunion de fin avril à Bruxelles, le premier s’était âprement opposé notamment à l’idée du second de conserver le statut du porte-parole de la coalition.
Combien de temps tiendra Félix Tshisekedi ? En attendant le durcissement des positions des uns et des autres, le président tente lui-aussi d’étendre son champ d’influence. Dans le Sud, il semble avoir gagné la confiance de deux proches de Moïse Katumbi : le patriarche Antoine Gabriel Kyungu wa Kumwanza et l’ancien bâtonnier Jean-Claude Muyambo, fraîchement gracié. Dans l’Est, il a déjà Vital Kamerhe mais voudrait bien avoir Antipas Mbusa Nyamwisi dans son camp. Au centre du pays, il y détient son fief naturel. Avant les élections de 2018, Claudel André Lubaya et Delly Sesanga ont dû soutenir Félix Tshisekedi pour se faire élire dans le Kasaï.
Mais bientôt le président Tshisekedi devra faire un choix : soit assumer son rapprochement avec ses nouveaux alliés du FCC, quitte à se contenter de jouer le rôle secondaire, soit manœuvrer une reconfiguration de l’échiquier politique, en se retournant vers ses anciens alliés de Lamuka. Dans tous les cas, “un jour nous devons tous nous parler franchement pour que plus jamais ce qui s’est passé n’arrive”, insiste-t-on dans l’entourage de Martin Fayulu. Reste plus qu’à imaginer le cadre des discussions et un facilitateur ? Encore très tôt pour s’y avancer. Une autre question qui se pose : comment les Congolais réagiront-ils à cette nouvelle perspective de dialogue politique ? Une chose est sûre : personne ne s’en sortira avec le même crédit.