Deux mois après la rentrée scolaire et l’annonce de la gratuité totale de l’éducation de base, où en est la mesure phare de Félix Tshisekedi ? Est-elle mise en oeuvre ?
107 élèves par-ci, 114 autres par-là. Les salles de classe de septième année à l’Institut Sake, à quelque 27 km au sud-ouest de Goma, sont particulièrement bondées en ce début de l’année scolaire. « Elles sont devenues des auditoires », commente un enseignant, faisant référence à des universités congolaises souvent surpeuplées. « A chaque début de cours, renchérit un autre enseignant, les élèves s’empressent dans la classe : pas seulement par désir d’apprendre, mais surtout parce que seuls les premiers arrivés trouveront une place assise dans ces pièces construites pour accueillir 50 écoliers. » Alors, « ils peuvent s’assoir dans l’allée, rester debout, pourvu qu’ils apprennent quelque chose ! » tranche, en plaisantant, un instituteur, citant le texte de Bernard Dadié que les élèves apprennent chaque année.
S’ils sont si nombreux cette année dans les salles de classe des établissements publics, c’est surtout dû à l’enthousiasme qui a accompagné l’annonce de la gratuité de l’enseignement primaire. Depuis le 20 août 2019, lorsqu’un tweet de Tina Salama, la porte-parole adjointe du président de la République, annonce la nouvelle, celle-ci est accueillie avec soulagement par les parents qui, depuis 1993, prennent en charge l’éducation de leurs enfants, à travers des “primes de motivation” et autres frais, toujours croissants chaque année, que leur imposent les différentes écoles.
En effet, au début des années 1990, lorsqu’à la suite de l’échec des différents programmes d’ajustement structurel dû notamment à « l’indiscipline fiscale », la Banque mondiale décide d’interrompre son soutien, l’Etat zaïrois fait face à une crise économique, politique et sociale. Le pays qui, une décennie plus tôt, dépensait plus de 150 dollars par élève, n’arrive plus à payer les enseignants. Au bout des deux années de grève des enseignants, les comités des parents (Apaneza) et les syndicats d’enseignants (Syeza) concluent un protocole d’accord le 10 octobre 1993. Dans ce compromis qui se veut temporaire, les parents s’engagent à payer une prime de motivation aux enseignants. Le document, signé au Sud-Kivu, sera par la suite étendu sur toute la République et les pratiques qu’il consacre demeureront appliquées près de 30 ans plus tard.
L’annonce de la gratuité de l’enseignement est ainsi un grand pari pour Félix Tshisekedi, arrivé au pouvoir en janvier au bout d’une élection contestée : cette mesure est non seulement sa promesse phare, mais aussi et surtout l’une des seules à avoir une date butoir inamovible. Septembre allait vite arriver, les soutiens comme les détracteurs du tout nouveau chef de l’Etat l’attendaient avec impatience, chacun pour une raison différente. Le président a choisi de tout miser… Un pari bien risqué. Car si elle est largement bien accueillie par les parents d’élèves, cette annonce suscite doute et scepticisme de la part aussi bien des enseignants que des spécialistes de l’éducation ainsi que des administrations provinciales qui attendent toujours des clarifications du gouvernement sur son application. Et pour cause ? D’une part, le budget de l’exercice en cours ne prévoit pas suffisamment de moyens pour couvrir la gratuité totale de l’éducation de base dont le coût global est estimé à plus de 2,9 milliards de dollars américains. D’autre part, le nouveau traitement proposé par l’Etat aux enseignants ne rassurent pas ces derniers qui craignent d’être finalement ceux qui supportent le prix de cette mesure en perdant, pour certains, jusqu’à la moitié de leur salaire.
Enseignement primaire ou éducation de base
Si en annonçant la gratuité de l’enseignement, la porte-parole du président parlait bien d’enseignement primaire, la confusion a tout de suite émergé, nourrie par différentes communications des acteurs de l’éducation. Au final, qu’est-ce qui est concerné par cette mesure ? Est-ce l’enseignement de base ou l’enseignement primaire ? Deux concepts à ne pas confondre. Tenez.
La Constitution exige la gratuité de l’enseignement primaire. La loi-cadre de 2014 de l’enseignement national, elle, détermine les modalités d’application de cette disposition constitutionnelle et consacre « le caractère obligatoire de l’enseignement primaire » et « la gratuité de l’enseignement primaire et secondaire général », les niveaux primaire et secondaire général constituant l’enseignement de base. En plus, dans sa circulaire du 11 octobre 2019 précisant les mesures d’accompagnement de la gratuité, le secrétaire général du ministère de l’Enseignement primaire, secondaire et technique interdit le paiement des « frais de motivation à tous les niveaux de l’enseignement (maternel, primaire et secondaire) ». Conséquence : les écoles secondaires se retrouvent tout aussi concernées par la gratuité de l’enseignement. Dans certaines écoles, les parents hésitent alors à payer et les certains enseignants peinent à être rémunérés. Les directions d’école n’arrivent pas à soutenir le fonctionnement des établissements scolaires.
L’argent, le nerf de la guerre
Retour à Goma. Depuis plusieurs jours, les élèves de l’Institut Mwanga et du lycée Amani, deux des écoles les mieux réputées de la ville, viennent à peine de reprendre les cours après des semaines de grève et à la suite d’un engagement de paiement d’une partie des frais de scolarité par les parents, en attendant l’effectivité de la promesse de gratuité.
Au collège Alfajiri de Bukavu, ou encore Boboto de Kinshasa, ainsi que dans beaucoup d’écoles du réseau des écoles conventionnées catholiques, les mouvements de grève des enseignants se succèdent, créant au passage, et pour la première fois, des tensions entre les enseignants et les parents d’élèves. Fin septembre, à Bukavu, certaines associations sont allées jusqu’à appeler au boycott des messes catholiques, pendant qu’à Uvira, ce sont les parents qui ont manifesté contre les enseignants. Mais pourquoi tous ces mécontentements après l’annonce de la gratuité de l’enseignement ? Si les enseignants et les écoles se plaignent, c’est n’est pas par avarice : les promesses du gouvernement ne rassurent pas.
D’une part, le coût de la gratuité de l’enseignement de base est important. D’après le rapport du groupe enseignement primaire, secondaire et professionnel au séminaire d’orientation budgétaire 2020, l’éducation de base coûterait 2 905 906 965 dollars. De cette somme colossale, seuls 439 271 756 dollars sont budgétisés pour l’exercice 2019 (15% du montant nécessaire), soit un gap de 2 466 635 209 dollars. Mis en perspective, il faudrait environ 49 % du budget de la République démocratique du Congo pour l’exercice 2019 qui est de 5,9 milliards de dollars américains pour couvrir la gratuité de l’éducation de base.
Dans une de ses récentes interviews, Félix Tshisekedi a promis de relever le budget de l’éducation de 17% (actuellement) à 20 %, comme l’exigent les conventions internationales auxquelles la RDC a adhéré. Un progrès certes, mais qui est loin de couvrir l’ensemble des charges nécessaires afin de garantir la gratuité de l’enseignement de base. Ces 2,9 milliards de dollars ne représentent pourtant qu’une partie du budget de l’éducation qui comprend également l’éducation secondaire, l’éducation supérieure et d’autres charges liées à l’administration et aux investissements dans le domaine de l’éducation.
D’autre part, le gouvernement promet d’élever le salaire minimum des enseignants de 74 dollars à 100 dollars, et d’accorder des indemnités de transport et de logement aux enseignants vivant à Kinshasa et dans les chefs-lieux de provinces. Cette mesure ré-introduit également la notion des zones salariales supprimée en 2010 à la suite d’un accord entre le gouvernement congolais et les syndicats des enseignants. En effet, selon un document du ministère de l’Enseignement que le Groupe d’étude sur le Congo a pu consulter, seuls les enseignants des chefs-lieux des provinces recevront une indemnité de logement et de transport (42 dollars pour les 62 859 enseignants des chefs-lieux de provinces, 83 dollars pour les 7 472 enseignants de Lubumbashi, idem pour les 44 887 enseignants de Kinshasa). Ainsi, seuls environ 30% des enseignants payés bénéficieront des indemnités de transport et logement. Ceux qui restent se contenteront de leur salaire réajusté.
Quant aux frais de fonctionnement de 50 dollars par mois proposés par le gouvernement (sans tenir compte de la taille de l’établissement scolaire), plusieurs écoles, aussi bien dans les villes qu’à l’intérieur du pays, les jugent insuffisants. Cette allocation pourrait certes augmenter en 2020, elle demeurera tout de même en deçà de ce que recevaient les écoles – environ 1 dollar par élève par trimestre dans les écoles primaires et jusqu’à 5 dollars par élève par trimestre dans les écoles secondaires à Goma, par exemple, nous confie une source au sein de la coordination des écoles catholiques. A l’institut Mululu de Sake, près de Goma, ces frais s’élevaient à environ 2,5 dollars par élève par trimestre. Cette situation pousse l’Odep, l’organisation congolaise spécialisée dans le suivi des dépenses de l’Etat, à prédire l’échec de la promesse clé du chef de l’Etat et à la qualifier d’« intenable ».
La Banque mondiale attendue comme un sauveur ?
Face à cette équation, plusieurs acteurs proposent l’application progressive de la gratuité. La piste était déjà avancée en juillet 2019 par le groupe de travail sur l’enseignement primaire, secondaire et professionnel lors du séminaire d’orientation budgétaire. Des experts avaient notamment proposé de mettre une priorité sur « les enseignants non payés », la suppression des frais autres que la prime et « la prise en charge de l’éducation des enfants dans les zones de conflits, des personnes vulnérables ainsi que des déplacés internes ». Cette proposition de la mise en oeuvre progressive de l’enseignement de base figure également dans le document de stratégie sectorielle de la formation et de l’éducation 2016-2025.
Mais, de son côté, le gouvernement mise sur des « modes innovants de financement » et surtout sur l’apport des bailleurs extérieurs, principalement la Banque mondiale. Cette dernière prendra en charge les salaires des enseignements, leurs frais de transport ainsi que les frais de fonctionnement des écoles, selon Jean-Christophe Carret, son directeur des opérations pour la RDC.
Une véritable aubaine pour Félix Tshisekedi, mais une solution pas durable. D’une part, cette aide est conditionnée par quelques réformes ou promesses de réformes qui, si elles ne sont pas mises en œuvre, pourraient de nouveau conduire à sa suspension. D’autre part et en fin de compte, le financement de la gratuité de l’enseignement est une question qui ne peut être séparée de celle – plus importante – de la capacité de l’Etat congolais à mobiliser les recettes et à mettre fin à la corruption. Sans cela, l’aide de la Banque mondiale ou de tout autre organisme ne sera qu’un pansement.
Au delà d’incertitudes sur les modalités d’application de cette gratuité de l’enseignement, la question de la qualité de l’enseignement se pose aussi avec acuité. Sera-t-elle sacrifiée sur l’autel de la gratuité ?