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Conflit violent
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État de siège ou dysfonctionnement de l’État au Nord-Kivu

Plus de deux mois après la proclamation de l’état de siège dans le Nord-Kivu et l’Ituri, ce billet de blog s’intéresse spécifiquement au fonctionnement de l’administration provinciale, de la justice et de la gouvernance de l’eau au Nord-Kivu pendant cette période exceptionnelle.

Lorsqu’on atterrit à l’aéroport de Goma, tout semble normal : les longues files devant les services migratoires et le contrôle sanitaire, ou encore le désordre légendaire lors de l’attente des bagages.  Rien de tout ça n’a changé. La vie quotidienne non plus. Birere, quartier commercial et populaire de la ville est toujours aussi animé. Magasins et boutiques ouvrent normalement. 

La nuit tombée, du moins avant la troisième vague de la pandémie du Covid-19, on pouvait encore rouler librement, même après l’heure du couvre-feu. Contrairement à Kinshasa, aucune barrière routière n’était érigée en ville. La situation aux autres sorties de la ville n’avait pas non plus changé. Qu’il s’agisse de la douane (Grande barrière), du port de Goma ou encore des postes de contrôle de Mubambiro à l’ouest de Goma ou le poste de péage “OPRP” au nord de la ville : pas de présence militaire renforcée, pas de contrôle renforcé (sauf lors de la récente visite du chef de l’État). 

On croirait à peine que, quelques jours plus tôt, près de la moitié de la population d’ici avait dû quitter la ville dans la confusion, craignant une éventuelle coulée de lave volcanique jusque dans des quartiers du centre-ville. On croirait encore moins que, depuis plus de deux mois, la ville de Goma, comme le reste de la province du Nord-Kivu, est sous état de siège. Le gouverneur, le maire de la ville, les bourgmestres ainsi que les administrateurs de territoire ont été pourtant remplacés par des officiers militaires ; les députés et les ministres provinciaux, eux, ont été suspendus. S’il est vrai que le poids de la mesure de l’état de siège est peu ressenti dans la vie quotidienne des habitants du Nord-Kivu, les institutions provinciales semblent, quant à elles, en pâtir gravement.

Une administration paralysée

Depuis la proclamation de l’état de siège, les institutions en province tournent au ralenti. « La machine administrative est en panne », se plaint un des responsables suspendus de la province du Nord-Kivu. L’équipe réduite du gouverneur militaire n’a pas les capacités et les ressources humaines nécessaires pour s’occuper de tous les dossiers. Selon l’ordonnance portant mesures d’application de l’état de siège, sept personnes composent le personnel politique du gouvernement provincial sous l’état de siège : le gouverneur militaire et son adjoint, ainsi que les cinq membres de son cabinet. Sept personnes en remplacement d’une équipe composée du gouverneur, de son adjoint, de dix ministres provinciaux et leurs conseillers respectifs, soit un peu plus de 70 personnes. 

L’équipe réduite du gouverneur militaire, dont les conseillers n’ont été officiellement désignés que plus de 60 jours après la proclamation de l’état de siège, a désormais aussi la charge d’interagir avec plus de 50 divisions provinciales, services déconcentrés du pouvoir central. Dans au moins quatre divisions (enseignement primaire, secondaire et professionnel,  santé, agriculture et développement rural), les ministères provinciaux de tutelle agissaient de manière plus ou moins autonome. Ces divisions portent en effet sur des questions de compétence de la province. Les autres divisions se réfèrent au gouverneur de province pour des orientations, étant donné son rôle de représentant du pouvoir central. 

Le vide découlant de l’inexistence d’une loi réglementant la mise en œuvre de l’état de siège, comme le prévoit la constitution, vient s’ajouter à l’imbroglio administratif. Les chefs de division, services déconcentrés du pouvoir central, n’étant pas membres du gouvernement provincial, ne peuvent se substituer aux ministres provinciaux. Conséquence : ralentissement de l’administration, difficile gestion optimale des dossiers et, surtout, risque élevé de prendre de mauvaises décisions. Aussi, « les dossiers qui étaient exclusivement gérés au niveau des ministères provinciaux restent à l’arrêt », renseigne un chef de division contacté par le GEC.  Enfin, il est devenu difficile de répondre à temps à des centaines des courriers provenant de différentes divisions ou encore d’accorder des audiences à tous ceux qui désirent être reçus par les autorités provinciales. Pourtant, « gouverner, c’est rester en collaboration avec la population », rappelle un ancien responsable provincial.

D’autre part, la relation entre le nouvel exécutif et les animateurs suspendus des provinces n’est pas non plus régulée. Les responsables militaires, tous issus d’autres provinces et parfois sans grande connaissance des milieux où ils sont affectés, ont la liberté de consulter ou non ceux qu’ils remplacent temporairement, et qui devront normalement reprendre la direction de leurs entités respectives à la fin de l’état de siège. Le gouverneur suspendu du Nord-Kivu est réduit à un rôle passif d’un « simple notable » de la province. Les députés provinciaux suspendus, eux, désormais privés de leurs immunités de poursuite, se montrent plus prudents. 

Une justice à l’arrêt

C’est dans le secteur de la justice que la proclamation de l’état de siège a provoqué une grande confusion qui peine encore à être complètement dissipée. En effet, l’ordonnance portant proclamation de l’état de siège indique à son article 3 que « l’action des juridictions civiles sera substituée par celle des juridictions militaires ». L’ordonnance portant sur les mesures d’application précise quant à elle que « pendant l’état de siège, la compétence pénale des juridictions civiles est dévolue aux militaires ». Sur le terrain, il se pose cependant un problème d’interprétation. Alors que certains suggèrent qu’il faut « substituer les questions civiles et pénales aux militaires », d’autres cependant soutiennent que, comme l’indiquent les ordonnances présidentielles, les dossiers pénaux soient transférés aux juridictions militaires, mais que les juridictions civiles continuent à statuer sur des dossiers civils. Le 6 mai, dans un message officiel adressé aux procureurs de la République des villes de Goma, Beni et Butembo ainsi qu’aux chefs de parquet, le procureur général près la cour d’appel du Nord-Kivu instruira alors à ces derniers de « suspendre jusqu’à nouvel ordre [leur] offices respectifs ». Le 10 mai, le procureur général près la Cour de cassation essayera de mettre fin à la confusion. Dans un courrier adressé aux procureurs généraux près les cours d’appel du Nord-Kivu et de l’Ituri, il précisera que ces derniers « [n’auront] à entreprendre aucune activité, ni à poser un quelconque acte en rapport avec l’action pénale dès l’entrée en vigueur de cet état de siège ». En réalité, cette précision ne changera pas grand-chose : les juridictions civiles ont, pendant plus de deux mois, simplement cessé de fonctionner, cédant les dossiers aux juridictions militaires.

En pratique, plusieurs problèmes se posent. D’abord, comme pour l’exécutif, les juridictions militaires souffrent d’un déficit d’effectifs. À la suite de la décision instaurant l’état de siège, l’ensemble des dossiers suivis par tout au plus une centaine de magistrats civils, selon une source au parquet de grande instance de Goma, sont transférés à quelques dizaines de magistrats militaires. Conséquences : la justice est souvent au ralenti, les détentions provisoires se prolongent et les détenus s’amassent dans des prisons. Dans le Rutshuru, « l’Église catholique locale a même été contactée pour venir en aide aux détenus », nous confie une source locale. À Goma, la situation n’est guère meilleure.

En outre, « en matière pénale, et en l’absence d’une loi fixant les modalités de l’état de siège, les dossiers pris en délibéré et dont les détenus attendaient leur sort sont restés en veilleuse », nous confie un magistrat à Goma. Aussi, le tribunal pour enfants se retrouve également à l’arrêt. 

L’absence d’une justice fonctionnelle fait craindre enfin le recours à une justice populaire. « Il ne faut jamais planter le décor pour une justice populaire », alerte un leader local. Et d’ajouter : « On essaye de régler le problème d’insécurité, mais on risque de créer beaucoup de conflits ».

Le 5 juillet 2021, Rose Mutombo, ministre de la Justice, a convoqué une journée de réflexion autour des conséquences de l’état de siège sur le fonctionnement de la justice. Dans son courrier, elle confesse que « l’interprétation de cette mesure [sur l’état de siège], disons-le, est une des causes du dysfonctionnement de l’appareil judiciaire dans les deux provinces (…)». Toutefois, dans une note circulaire datée du 9 juillet 2021, la garde des Sceaux tente de clarifier le fonctionnement de la justice pendant la période de l’état de siège. Elle précise entre autres que « les juridictions de droit commun restent compétentes pour connaître des affaires en matières civile, commerciale, administrative et sociale », rejoignant ainsi le président de la cour d’appel du Nord-Kivu qui, la veille, avait annoncé la reprise des audiences « en matière non-répressive ». 

Cette décision suffira-t-elle à mettre fin à la confusion et à relancer la machine judiciaire ? « C’est un premier pas dans la bonne direction », confie un expert de l’Onu travaillant sur la réforme de la justice. Mais beaucoup restent à faire. En réalité, les juridictions civiles ont repris le traitement des dossiers dans les civils et commerciales. Cependant, en l’absence de la loi fixant les modalités de mise en œuvre de l’état de siège, le transfert des dossiers pénaux aux juridictions militaires reste difficile à mettre en œuvre. L’ordonnance de mise en application de l’état de siège devrait spécifier les infractions à transférer, comme le suggère l’article 156 de la Constitution. 

Monopole de la Regideso et gouvernance de l’eau dans l’état de siège

Au-delà de l’administration et de la justice, les initiatives de développement pilotées par le gouvernement provincial piétinent également.  « Cela fait deux mois qu’aucun projet de développement n’a été mené par l’exécutif provincial », nous indique un membre du gouvernement provincial, ajoutant toutefois qu’il y aurait des négociations avec le gouverneur militaire pour redémarrer certaines initiatives. 

Par ailleurs, il existe un risque réel de recul par rapport aux progrès réalisés par l’exécutif provincial suspendu dans la régulation de certains secteurs. C’est le cas de celui de l’eau. Avant la proclamation de l’état de siège, sur base des possibilités qu’offrent la loi de 2015 sur l’eau, le gouvernement provincial du Nord-Kivu s’était engagé à organiser la gouvernance dans ce secteur vital où la Regideso, devenue entreprise commerciale, règne depuis des décennies sans toutefois arriver à desservir l’ensemble de la population en eau potable. Objectif affiché : favoriser l’accès à l’eau à des milliers d’habitants de la ville. 

Le gouverneur Carly Nzanzu Kasivita s’est lancé dans une croisade pour le contrôle de ce secteur. Dans un courriel, il a demandé à Mercy Corps, une ONG internationale de développement qui mène depuis 2019 des travaux de réfection du réseau de distribution d’eau dans la province du Nord-Kivu notamment, de remettre ces infrastructures à la province, maître d’ouvrage selon la loi, plutôt qu’à la Regideso, une fois les travaux clôturés. Il a également décidé de mettre en place, en partenariat avec Virunga Foundation, une entreprise provinciale de l’eau, la Société provinciale d’eau et d’électricité du Nord-Kivu (SPEENK). 

Selon des sources consultées au sein du gouvernement provincial, de Virunga ainsi que du milieu d’affaires au Nord Kivu, Carly Nzanzu Kasivita a entrepris des discussions pour réguler, à l’instar du secteur de l’électricité, la distribution d’eau dans la province. Ce processus devrait conduire à l’octroi des concessions sur la distribution de l’eau dans la ville et dans le reste de la province. Mais, depuis la proclamation de l’état de siège, « c’est la reculade totale », se plaint un partenaire du gouvernement provincial. Les responsables provinciaux qui suivaient cette question sont suspendus. 

Profitant du vide laissé par les responsables provinciaux critiques face à elle, la Regideso essaye de reprendre son influence et protéger sa situation de monopole. La relation tendue entre la Régideso, l’État et Virunga prive des milliers de Gomatraciens de l’eau potable. 

Ainsi, lorsque la récente éruption volcanique détruit une partie des connexions reliant les quartiers nord-ouest de la ville aux réservoirs d’eau dont celui de Bushara de 5 000 m3, une “task force” devant l’adduction d’eau est mise en place. Membre de la plateforme, Virunga s’engage à réparer les conduits d’eau endommagés et de finir le 30 juin 2021. Seulement, le 29 juin, selon des sources au sein de Virunga et de la division provinciale des ressources hydrauliques et électricité, la Regideso demande de construire les “by-pass” avant la connexion au réservoir de Bushara. Ces travaux qui devaient initialement durer 10 jours ne sont toujours pas finalisés, selon plusieurs sources. Pendant ce temps, les conduits construits par Virunga ont été en partie endommagés par des personnes inconnues. 

Sortir la tête haute de l’état de siège

Comme on le voit, le vide administratif créé par l’état de siège pourrait à terme avoir raison des initiatives poussées par les provinces concernées. Avec un personnel limité et en l’absence d’une loi de mise en œuvre, le gouvernement militaire n’a d’autre choix que de se concentrer sur sa mission première, rétablir la paix, laissant d’autres secteurs au ralenti.

Au-delà de la question de l’efficacité de l’état de siège de résoudre, à court terme, les problèmes sécuritaires dans la partie est du pays, il se pose celle du fonctionnement de l’État dans ces provinces. La solution n’est pas si simple. Mettre fin à l’état de siège sans résultat palpable pourrait avoir un coût politique énorme pour le président Félix Tshisekedi qui a déjà annoncé son ambition de se représenter. 

Cependant, maintenir l’état de siège pourrait, en plus des coûts financiers et humains d’une opération militaire, affecter négativement l’économie, l’administration et le social dans les provinces concernées. 

Pour sortir de ce dilemme, et comme soutiennent certains leaders locaux, « recentrer de l’état de siège autour des zones critiques » pourrait être nécessaire. On pourrait recadrer l’état de siège sur le territoire de Beni, Irumu et Djugu qui sont les plus affectés par les groupes les plus violents. Cela pourrait permettre de remettre les officiels civils en place et de relancer ainsi le fonctionnement de l’État dans les provinces concernées. 

Ce recentrage de l’état de siège pourrait également permettre de concentrer les ressources des officiers militaires aux opérations en lien avec leur mandat de mettre fin à l’insécurité dans la province.

Aussi la loi portant sur les mesures d’application de l’état de siège s’avère-t-elle être d’une impérieuse nécessité tant elle pourrait mettre fin à la confusion dans le fonctionnement des institutions sous ce régime. Mais au-delà d’un nécessaire recadrage, député, gouverneur ou membres de la société civile interviewés sont unanimes : il s’agit d’un problème de l’armée. Donner à l’armée les moyens nécessaires, former les unités disciplinées et mettre en place un programme cohérent de démobilisation et réinsertion  pourrait être un pas important vers une solution durable de la crise sécuritaire dans l’est de la RDC. Cela pourrait se faire sans remplacer les responsables civils par les militaires. 

Ce vendredi 30 juillet, le Parlement congolais examinera pour la cinquième fois la possibilité de prorogation de l’état de siège. Et si en public plusieurs acteurs politiques affichent leur soutien à la décision imposant l’état de siège, en privé, ils se montrent de plus en plus critiques. « Nous soutenons l’état de siège, mais nous avons besoin de résultats », explique un responsable politique provincial suspendu. À l’Assemblée nationale, plusieurs députés du Nord-Kivu et de l’Ituri exigent une évaluation de cette mesure avant sa prochaine prorogation. Pour d’autres, il faut simplement y mettre fin. Sortir la tête haute de l’état de siège nécessitera du gouvernement central le courage d’accepter une demi-victoire.

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